Sur Walfadjri : Suite de l’entretien avec Abdourahmane Sarr, économiste : ‘Malgré les investissements dans les infrastructures, la croissance ne suit pas’
S’il juge le cadre macroéconomique sénégalais bon, l’économiste Abdourahmane Sarr n’est pas moins satisfait de la qualité de certaines dépenses, comme celles concernant les infrastructures ou encore l’énergie. Dans cette seconde et dernière partie de l’entretien qu’il nous a accordé, l’ancien représentant du Fmi au Togo et au Bénin, pense, en effet, qu’il faudrait revoir les priorités pour moins s’endetter dans des secteurs qui ne génèrent pas la croissance nécessaire.
Wal Fadjri : Quel regard portez-vous sur le cadre macroéconomique sénégalais ?
Abdourahmane Sarr : Le cadre macro-économique du Sénégal, il est bon. C’est mon point de vue. Notre niveau d’endettement, autour de 40 % du Pib, n’est pas problématique. Bien que j’aurais préféré que sa composition soit différente au niveau de la distribution entre la dette intérieure et la dette extérieure. Le niveau d’inflation est faible. Cette année, l’inflation est prévue autour de 3,5 %. Ça, moi je ne l’appelle pas de l’inflation. C’est parce que les produits pétroliers et alimentaires à l’international ont augmenté. C’est une question de niveau. Et le niveau d’inflation en zone Uemoa, il ne peut même pas être élevé. Parce que ce n’est pas nous qui le déterminons. Comme je le disais, il n’y a pas de politique monétaire. C’est l’inflation en Europe qui détermine notre niveau d’inflation, donc il n’y a pas de problème à ce niveau-là.
Je disais que le taux de croissance est autour de 4 %. Il est plus élevé que le taux de croissance démographique. Donc, en termes de revenu par tête, c’est en hausse. Mais ce n’est pas suffisant pour éradiquer la pauvreté. 4 %, c’est faible. Il nous faut une croissance de 7 % sinon plus. On doit croître au même niveau, sinon plus vite que les pays émergents. Et, de ce point de vue-là, il y a du travail à faire.
Le seul problème sur le cadre macroéconomique du Sénégal, à mon avis, c’est le déficit budgétaire qui est trop élevé. Autour de 7-8 % du Pib, en fonction de la façon dont on le calcule (si on y ajoute les dons ou non), c’est élevé. Alors que ce niveau élevé ne se traduit pas en une croissance plus forte. Cela veut dire que tu es en train de t’endetter mais tu n’es pas en train d’avoir la croissance qui devrait accompagner ce niveau d’endettement là. Un autre élément sur ce cadre macroéconomique, c’est ce qui concerne le déficit du compte courant de la balance des paiements, qui est aussi élevé. Donc, peut être qu’il reflète le niveau du franc Cfa. Il reflète notre manque de compétitivité par rapport à nos concurrents extérieurs…
Donc voilà un peu comment je peux caractériser le cadre macro-économique du Sénégal. Il est stable mais c’est un équilibre qui ne correspond pas à une croissance forte, capable de sortir les Sénégalais de la pauvreté et leur donner les moyens de faire face au coût de la vie qui ne dépend pas d’eux mais des prix du monde et que tout le monde subit.
‘Le Sénégal n’est pas sur une rampe d’émergence’
Est-ce que dans cette dynamique-là le Sénégal pourra atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (Omd) ?
Non. Je ne pense pas. Les Omd c’est bien beau. Je viens de faire une tournée à l’intérieur du pays. Je suis allé à Ziguinchor, Thiès, St-Louis… Nous ne sommes pas dans une dynamique d’émergence. Pas du tout. Si tu vas dans les pays émergents et que tu vois l’émergence de visu, tu sais que ce pays-là est sur une rampe d’émergence. Nous n’y sommes pas. Il suffit tout simplement de poser la question aux Sénégalais, ils vous diront qu’ils n’arrivent pas à faire face aux coûts élevés de la vie, parce que les affaires ne fonctionnent pas comme elles devraient… A Dakar peut être ça va, parce qu’il y a beaucoup de dépenses, d’investissements et d’infrastructures, qui se font. Pour tous ceux qui sont dans le secteur informel des services, etc, il y a de la liquidité qui rentre. Mais quand tu sors de Dakar, que tu vas à l’intérieur du pays, je dirais que c’est la stagnation.
J’ai dit tout à l’heure que le produit intérieur brut (Pib) par habitant a augmenté systématiquement durant ces dix dernières années. Pourquoi ? Parce que la croissance démographique tourne autour de 2 -2,5 %. Donc, il te suffit d’avoir un taux de croissance de 4%, pour que ce Pib par tête augmente systématiquement. Mais cela ne veut pas dire que ta performance est bonne. Posez la question à tout Sénégalais, son revenu par tête peut avoir augmenté. Mais le coût de la vie augmente aussi dans le monde. Pourquoi ? Parce qu’on n’est pas seuls dans le monde (rires). Et dans le monde, les gens ne sont pas en train de croître à 4 % pour avoir une croissance de revenu par tête de 1,5 %. C’est ce qui fait que nous n’arrivons pas à faire face au cours de la vie ; ce n’est pas que nous ne sommes pas en progression, mais nous sommes à la traîne par rapport au reste. Les produits alimentaires coûtent ce qu’ils coûtent, le gouvernement n’y peut rien ; les produits pétroliers coûtent ce qu’ils coûtent, le gouvernement n’y peut rien, l’électricité coûte ce qu’elle coûte, le gouvernement n’y peut rien… et on a beaucoup de subventions d’ailleurs de l’électricité, qui coûtent extrêmement cher. Je crois que c’est autour de 100 milliards de subventions dans le budget, pour essayer de réduire un coût qui ne dépend pas d’eux. Ce qu’il faut faire c’est essayer d’accélérer la croissance pour qu’elle soit de 7 ou 10 %, pour que dans un monde en concurrence, vous soyez en mesure de vous payer ce qu’il vous faut.
Quel est le rôle de la Chine et des pays émergents dans cette crise ?
Les pays émergents qui ont de forts taux de croissance sont en train d’exercer une forte pression sur tous les prix. Vous avez plusieurs clients qui veulent la même chose, les prix commencent à monter. Donc une forte croissance de la Chine et des autres pays émergents se traduit par une augmentation de tout. Produits alimentaires, pétroliers, etc… Les Européens et tous les pays qui ne sont pas compétitifs mais qui sont dans un bloc avec des pays qui le sont ont des problèmes. Si vous faites partie d’un bloc avec une monnaie forte et que vous n’êtes pas compétitif, vous avez des problèmes. C’est le cas de la Grèce avec un niveau d’endettement extrêmement élevé.
Nous, on peut dire que nous sommes dans le même cas que la Grèce, parce que nous sommes arrimés à l’euro. Mais contrairement à la Grèce, nous avons eu la chance d’avoir une initiative en faveur des pays pauvres très endettés (Ppte) et une initiative d’allègement de la dette multilatérale (Iadm). Donc, cela s’est traduit par une annulation de dettes. La Grèce aurait aimé être dans notre cas avec une annulation de dettes. Mais au rythme où on va, avec des déficits des 7 à 9 % du Pib sans croissance significative, on risque de répéter l’Histoire, en nous endettant de façon excessive et nous retrouver exactement là où on était il y a quelques années.C’est la raison pour laquelle je dis que la composition de notre endettement ne me plait pas parce qu’il y a beaucoup plus d’endettement extérieur là-dedans que d’endettement intérieur.
‘Les Sénégalais ne s’en rendent pas compte, mais on dépense à peu près une centaine de milliards à subventionner les prix de l’électricité’.
Pour revenir au Sénégal, le gouvernement vient de se doter d’un budget de 2 mille milliards de francs Cfa. Le trouvez-vous pertinent ?
Il y a deux façons d’analyser un budget. L’analyser sur le plan macroéconomique, c’est-à-dire voir quel est le niveau des recettes, des dépenses et sa distribution entre les dépenses courantes et les dépenses d’investissement, et quel est le déficit. Et comprendre comment ce déficit-là il est financé. L’autre façon d’analyser le budget, c’est de regarder les dépenses et de voir comment elles sont distribuées entre les différents secteurs : éducation, santé, infrastructures… Si on analyse ce budget-là d’un point de vue purement macroéconomique, on conclut que le déficit, comme je l’ai dit tout à l’heure, est trop élevé, à cause de facteurs exogènes. Il a fallu faire des investissements importants pour pallier les problèmes du secteur de l’énergie. Il n’y avait pas le choix. Peut-être aurait-il fallu anticiper, il y a beaucoup plus longtemps, pour ne pas être dans la situation dans laquelle on s’est trouvé dans le secteur de l’énergie. Mais la situation étant ce qu’elle est, il fallait s’assurer que les Sénégalais aient de l’électricité, parce que sans électricité vous ne pouvez pas avoir de croissance, ce n’est pas possible. Donc à cause de ces deux facteurs-là, le premier des infrastructures, mais le deuxième surtout qui est une nécessité. Et le déficit budgétaire est trop élevé. Il faut le réduire pour ne pas d’endetter à l’extérieur.
Maintenant, l’autre façon de regarder le budget c’est par sa distribution sectorielle. Ce n’est pas quelque chose que j’ai regardé dans le fond, mais en général le budget est orienté, à mon avis, de façon correcte. Ce sont des budgets, vous savez, qui sont faits en collaboration avec les partenaires au développement, qui nous financent une partie de nos dépenses. Peut-être qu’il y a des améliorations à faire dans l’efficacité de ces dépenses, mais elles sont orientées vers l’atteinte des Omd. Maintenant, c’est une question d’efficacité, de bonne gouvernance, pour que cet argent soit dépensé de la meilleure façon possible, mais sinon, grosso modo, je n’ai pas de problème sur la distribution des dépenses. A part pour deux facteurs. Le premier, concernant les subventions très importantes du secteur de l’électricité.
Les Sénégalais ne s’en rendent pas compte, mais on dépense à peu près une centaine de milliards à subventionner les prix de l’électricité. Mais si tu poses la question aux Sénégalais, et le coût de la vie est ce que vous vous en sortez, ils vous diront non. Et si vous leur dites, il y a 100 milliards qui rentrent dedans, ils ne s’en rendent pas compte. Pourquoi ? Parce qu’encore une fois l’Etat ne peut pas baisser les prix des choses, ça coûte ce que ça coûte. Le second facteur, ce sont les investissements publics. Nous faisons des investissements importants et c’est une bonne chose. Tout le monde reconnaîtra qu’il y a eu beaucoup d’investissements en termes d’infrastructures au Sénégal. Mais force est de constater, que malgré ces investissements, la croissance ne suit pas. Donc il faudrait peut-être revoir la qualité de cette dépense et les priorités pour ne pas trop s’endetter à investir dans des infrastructures qui ne génèrent pas la croissance qu’il faut.
Ne pensez-vous pas qu’un développement inclusif tourné vers nos ressources intérieures serait la solution ?
Moi je pense qu’il est temps d’avoir une croissance tirée par la demande intérieure. Etre compétitifs sur le marché international veut dire avoir un régime de change qui accompagne nos fondamentaux, ça c’est une chose. Mais il faut aussi accompagner cette croissance par une demande intérieure. De ce point de vue-là, disons que ce qui favorise la demande intérieure ne fonctionne pas très bien chez nous. Et moi je dis que c’est l’accès au crédit. L’accès au crédit est difficile. Moi je crois en la théorie monétaire de la production qui postule que c’est le crédit qui permet de financer l’offre, par ce biais les salaires, donc le revenu qui permet d’alimenter la demande effective monétaire dirigée vers cette offre dans un pays donné.
Chez nous l’accès au crédit est difficile. Si vous conjuguez à ça un régime de change qui n’est pas approprié la demande est toujours orientée vers l’étranger alors que les capacités sont là, les besoins sont là, la volonté de travailler est là, la pauvreté est là. Le trait d’union entre ces choses c’est l’argent mais, si cet argent est toujours dirigé vers Dubaï ou la Chine les gens ne vont pas travailler. Si les gens ne travaillent pas ils n’ont pas de revenu, ils ne peuvent pas faire face au coût de la vie. Vous savez dans le monde d’aujourd’hui les prix des produits alimentaires et pétroliers sont en hausse parce que les pays émergents ont des croissances fortes donc le prix de tout est élevé. Face à ce coût élevé de la vie, personne ne peut le réduire pour nous.
Il s’est passé au Sénégal une affaire assez cocasse avec l’ancien représentant du Fonds monétaire international (Fmi), Alex Ségura. Quelle lecture faites-vous de ce scandale ?
Bon, c’est une question délicate, dont je n’ai pas d’informations particulières. J’étais au Fmi lorsque cela s’est produit. J’ai été informé au même titre que tous mes collègues. Cela nous a beaucoup surpris et étonné. Ce n’est jamais arrivé à un staff du Fmi d’être dans cette position. Je n’ai pas d’informations particulières sur cette question. Les communiqués de presse nous ont dit de quoi il s’agissait. Disons que c’était une situation particulière. (FIN)
Source : Walfadjri
Propos recueillis par Seyni DIOP Anaïs TANKAM et Awa THIAM (Stagiaires)